Suzanne Obrecht "L'acte de peindre"

Suzanne Obrecht, peintre, avait ouvert la porte de son atelier pour une exposition du 20 octobre au 11 novembre 1994. Fidèle à son public depuis 1981, elle a organisé cettefois-ci son exposition personnelle dans son atelier à Schiltigheim, au 14 rue de Mundolsheim. Chez elle, c'est l'accès à un monde où l'on parle "un langage" que notre société commence doucement à réapprendre : "l'humain". Un langage perdu, semble-t-il. Pourtant ne sommes nous pas tous humains et sur Terre pour apprendre et comprendre le sens de notre existence ?

"Est art ce qui échappe à la définition qui est au-delà des mots, dans l'ordre de l'ouverture, de l'irrationnel, de la jubilation, un peu comme le rire. Le spectateur qui voit une peinture en est atteint" Suzanne Obrecht

Ses oeuvres récentes
Suzanne Obrecht : "...je me peins de l'intérieur. Ce sont des auto-portraits, je suis dans ma peinture...", dit- elle.
Sa peinture parle du passage du monde réel au monde symbolique. Des petits formats qui sont les fragments d'une expression explosive, de sa perception, lui permettent de puiser profondément et de simplifier la représentation figurative. Autrement dit, le petit format induit un travail plus immédiat, plus spontané que dans les grandes toiles. Ainsi elle préserve le centre et communique le coeur de son travail. Aux murs de son vaste atelier était accrochée une série de petits tableaux reflétant "le bleu Ciel". Un Ciel tout autant menaçant, explosif qui tombe par terre et qui se relève aussitôt pour atteindre un "Bleu" lumineux, brillant, d'une transparence universelle. C'est l'univers où deux mondes se rejoignent : l'abstraction et la figuration. La plupart du temps le geste fait naître un corps : une femme assise ou couchée, vue de dos ou de face. Sur ses toiles apparaissent des figures qui se transforment tantôt en mystérieux paysages, tantôt en vastes horizons. Ce qui au début est auto-portrait devient mystère. Sa peinture l'amène-t-elle au-delà ?

À propos du système de l'art

La pratique de la peinture l'a conduite à une réflexion concernant le système de l'art. L'exposition de Suzanne Obrecht était un signe de réussite mais elle était aussi le constat d'un manque de lieux. Normalement, l'organisation d'une exposition relève du domaine des galeries, des institutions culturelles et des centres d'art qui sont censés disposer de lieux
d'expositions, le rôle de l'artiste étant de produire. Or, de nos jours nous percevons une tendance à inverser les rôles. La question se pose : qu'est devenu l'art dans le marché de l'art ?

Suzanne Obrecht : "...80 ans après la présentation de l'urinoir par Marcel Duchamp* - qui signifiait l'art est mort et donc morte aussi la notion d'oeuvre - les musées ne désemplissent pas d'oeuvres célébrant cette aporie. Les musées auraient pu fermer leurs portes sur les sections d'art contemporain par cette pancarte : "l'art n'a pas survécu à Duchamp - Fin -". (Retourner aux salles de la Renaissance italienne en empruntant le couloir B). De fait les systèmes critiques, muséaux et culturels se justifiant d'une évolution de la pensée qui remonte jusqu'à Platon, se sont fait les thuriféraires de la notion de non-oeuvre. Le jubilatoire "choquer le bourgeois" a servi de moteur à des générations d'avant-garde, mais la gestion de la contestation en a complètement désamorcé la charge. Par contre l'art contemporain est devenu un domaine officiel de spéculation. Aujourd'hui les arts plastiques, pris entre une idéologie définie au début du siècle et une structure institutionnelle lourde qui gère les lois du marché, se voient assigné un champ d'action qui se voudrait large mais résulte en fait d'un consensus très étroit Ce système détient le pouvoir de faire exister une oeuvre - en lui permettant d'accéder à la reconnaissance du public - ou de l'ignorer. Mais un pouvoir, pour culturel qui/ soit est-il une structure à même de cerner les aspirations de notre société contemporaine ? Que disent tous les néo-modernismes de l'absolue et nécessaire authenticité qui sera notre seul guide en cette hasardeuse fin de siècle ? (Et aussi de l'espérance et du rire)...".

Qu'en est-il de "la mort de la peinture" ?

pSuzanne Obrecht : "...l'art ne sert à rien. On essaie souvent de justifier l'art en lui donnant un but de contestation sociale ou politique. Pourtant, l'existence d'un champ de recherche dont l'absolue gratuité permet peut-être d'aborder des domaines désinvestis me paraît indispensable. Les grandes messes culturelles ne s'expliquent pas uniquement par un effet de mode : elles exploitent un besoin réel. L'art contemporain réduit presque systématiquement l'art à sa seule lecture rationnelle, ce qui est cohérent dans une société aussi matérialiste que la nôtre. Mais cette réduction de l'oeuvre à sa stricte matérialité est certainement responsable de son assimilation au système financier et du pouvoir. Le spectaculaire est un autre écueil de l'art contemporain qui méconnaît l'impact des médias : l'art le plus voyeur paraît fade comparé à la vision en direct des charniers de ce monde...".

La peinture de Suzanne Obrecht est composée des éléments de la vie, est une peinture figurative. Être peintre figuratif signifie pour elle l'appartenance au monde : "...je ne peux pas me dire peintre abstrait, j'appartiens au vaste monde qui m'entoure...". Du fond d'une grande toile un personnage surgit : une femme qui occupe la surface du tableau et qui disparaît à nouveau. Une image délimitée et tracée s'efface ensuite la notion de limite est une de ses plus importantes préoccupations. Toute sa peinture se nourrit du vide. Une de ses oeuvres s'appelle "L'ombre et son double". Son travail pictural est sa perception des choses du monde, d'elle même et de la vie. Ce sont des flash, des souffles, c'est la femme enfin dégagée des mille blessures de la vie. Elle déteste la caricature. Ce n'est pas une peinture de fantasmes. Elle n'a pas d'histoire à raconter. Installée face à la toile, Suzanne Obrecht attend, se rend disponible, toute mise à distance est impossible. L'acte de peindre se situe entre maîtrise et chaos. Dans ses peintures on perçoit des gestes, des couleurs d'un vert irréel et d'un rouge, de la dominante bleu, l'arbre et la montagne, des nuages flottants, une transparence, une légèreté ; "un aller plus loin" et "un perdre pour gagner" un être dans le vide qui apprend à devenir Ítre humain. "...tant qu' un peintre tiendra un pinceau, la peinture ne sera pas morte..".

L'art rendu aux artistes

Lors du vernissage de son exposition le 20 octobre dernier, la création de l'association "Bleu-Obrecht" a été rendue publique concrétisant ainsi la démarche d'un couple d'amateurs d'art, Claude et Jacqueline Klein. Il s'agit d'une approche de l'art qui se situe hors du système marchand et du système institutionnel : une ouverture. Suzanne Obrecht : "... c'est un peu une manière de rendre l'art aux artistes et au spectateur la souveraineté de son regard. Le dialogue qui s'instaure entre la peinture et son spectateur s'établit sur des bases d'entière liberté. Pour l'artiste, la reconnaissance de son oeuvre est chose primordiale et la confiance dans son cheminement un soutien. Pour le spectateur, il s'agit d'un choix absolument personnel, d'une adhésion tout à fait individuelle à une oeuvre : on ne peut obliger personne à aimer une peinture; mais si celle-ci vous touche, c'est du côté de I'âme et de l'émotion que ça se passe. Est art ce qui échappe à la définition : qui est au-delà des mots, dans l'ordre de l'ouverture, de l'irrationnel, de la jubilation - un peu comme le rire - le spectateur qui voit une peinture en est atteint. Les artistes sont les seuls qui s'adressent à l'âme, -sans doctrine, ni morale, ni religion...".

Petra Raguz

(* Marcel Duchamp, artiste américain d'origine française disait que c'était le spectateur qui faisait la peinture et non le peintre. Mort en 1968 il a exposé en 1917 le premier ready-made, - un urinoir renversé. Sa théorie était de sortir un objet manufacturé de son contexte soit dans un musée, soit hors de son champ d'action habituel et de l'identifier comme une oeuvre d'art en tant que telle).

 

 

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