Entretiens - Décembre 1992 - Janvier 1993
Suzanne OBRECHT - Sylvie LECOQ-RAMOND
Conservateur au Musée d'Unterlinden à COLMAR


Je suis heureuse que nous travaillions ensemble à cet entretien parce que vos fonctions vous ont amenée à côtoyer journellement le retable d'Issenheim, ce qui vous place d'emblée en position charnière entre passé et avenir.

L'idée de la mort de l'art est liée me semble t-il au refus d'une confrontation avec un passé trop prestigieux.

Or le verdict de la mort de l'art est de toute évidence le levier de la pensée artistique contemporaine; les avant-gardes la réactualisent sans fin depuis Duchamp aujourd'hui les outils de la création changent mais le questionnement n'a pas évolué depuis 70 ans l'art contemporain s'érige de ces morts réitérées transformées en approche sociologique, en instrument de contestation sociale, d'investigation personnelle; la jubilation du rien caractérise notre époque.

En fait ce n'est pas l'art qui meurt, hélas, c'est nous qui mourons. Affronter la béance du doute, passer de l'état de désarroi où je suis totalement livrée au sentiment de perte, à la tristesse et à l'angoisse, à cet autre état (découlant certainement du précédent) et retrouver très loin enfouie, une affirmation de soi jubilatoire :l'art m'apparaît une manière de réparation d'un présent absurde, invivable, tragique. La vie comme champ de ruines; les médias sont là pour nous le rappeler éventuellement. L'art est toujours en-deça ou au-delà du réel. Par contre face à un constat d'irrecevabilité, l'art ouvre un espace de survie; de ce point de vue, tout désespoir m'arme.
Ce n'est pas non plus un désir d'immortalité. Simplement une possibilité de conjurer dans le présent, le désastre de la vie ou alors d'être dans une immédiate immortalité.

Que signifie pour vous le désir de peindre ?

J'aime la peinture parce que dans sa matérialité même elle affirme son appartenance au monde symbolique et rien d'autre. L'action qui s'y déroule permet d'être entièrement dans la réalité -physique, émotionnelle, matérielle, en même temps qu'ailleurs. En peignant, j'entre physiquement dans le monde symbolique et l'action que j'y mène ne peut être assimilée à aucun geste du quotidien. J'aime la clarté de cette situation.

Ma peinture ne parle que de vide et d'absence et du désir de rendre la profondeur. Mettre en scène une absence qui a forme de femme (je peins des personnages intérieurs et comme je les peins grandeur nature, je les appelle auto-portraits). L'auto-portrait est une manière d'énoncer d'emblée une totale subjectivité (nulle mise à distance n'est possible) et aussi un travail sur la sensation. C'est également la manière la plus sobre d'aborder la figuration : je n'ai aucune histoire à raconter; cependant je ne peux pas faire abstraction du réel en pratiquant une peinture abstraite.

C'est également le désir de se montrer soi-même sujet et agissant -une affirmation de soi et de l'identité du peintre- un acte de présence : je parle en mon nom propre (non pas pour parler précisément de moi mais pour puiser en moi la force de la parole).

Rien à voir avec un travail sur la personnalité et à l'opposé de l'attitude de l'artiste se substituant à l'oeuvre.

Quelle signification donnez-vous à la figure dans votre travail ?

- utiliser la figure pour signifier l'appartenance au monde, mais utiliser la figure pour s'en débarrasser aussitôt;
- utiliser la figure comme moyen d'accès à autre chose;
- utiliser la figure pour se donner la liberté de ne parler que de peinture;
- utiliser la figure est une manière de dire en tant que peinture, mon action se situe ailleurs, brouiller toutes les pistes du réalisme.

Chacun de vos tableaux porte la trace du geste qui l'a fait naître.

J'aime me sentir engagée corps et âme dans un grand geste impérieux. L'urgence de cet acte pictural.

Arriver à suspendre son geste avant qu'il ne retombe. Savoir s'arrêter à temps.

Ne rien reprendre (les essais d'adaptation sont toujours réducteurs). Se méfier des repentirs.

Le jour suivant, recommencer.

La violence du geste dit la révolte qui fonde. Le geste n'est pas réservé à décrire un personnage c'est un geste qui érige le peintre. En tant que tel, il peut être peinture abstraite ou désignation d'un personnage il cesse de délimiter un contour il est geste avant tout.

Une autre manière d'utiliser la peinture peut être l'imprégnation du support une autre approche de la couleur consisterait presque à s'y perdre. Opposez si vous voulez le geste de révolte, à la tentation de se dissoudre dans la lente imprégnation de la toile.

Parallèlement à la peinture, vous nouez des correspondances avec l'écriture comme si vous cherchiez à prolonger le dialogue.

Mes mots sont les petits frères des toiles; ils essaiment à la suite de cette vibration de tout l'être qui engendre la peinture. Une sorte de poussière de sens qui vient corroborer l'acte de peindre.

 

Photo F. Zvardon

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