Sur le tranchant d'une flamme mouillée
notes à propos des premiers tableaux de Suzanne Obrecht.

I . Les couleurs seraient-elles la transition du mouvement absolu (....) au repos absolu ? Novalis

Quand elle parle de son travail, Suzanne Obrecht emploie très peu de mots; elle se répète beaucoup, hésite et cependant affirme sans détour ce dont il s'agit pour elle dans sa peinture, ce dont la peinture lui fait faire l'expérience - évolutive et cruciale.

D'abord la pratique proprement dite: unité de format, des carrés de 150 cm de côté - l'envergure d'un geste, les siens débordent rarement le cadre que le dessin général semble accepter et oublier.

Elle peint à même le sol - il faudrait décrire la curieuse arène de plastique aménagée dans l'atelier. Elle tourne autour de la toile, cerne la surface, fait pivoter, tournoyer les traçages: surgissement progressif de "figures abstraites", dit-elle.

Peu de couleurs différentes - rouge, jaune, vert, bleu, noir... - passées et repassées successivement chaque jour l'une, promesse de la suivante pour le lendemain = pas d'autre projet.

Lenteur donc du procès de superpositions, de composition, d'imbrication des tracés colorés. Contraste de la netteté, de la violence des gestes libérés vite, du tranchant des formes clairement contrôlées et du ralenti, de la retenue du rythme de l'élaboration -méditation fragmentée.

Elle "monte" ses peintures, dit-elle, et ses gestes pour le dire évoquent la patience, la précision, l'appréhension aussi que l'on aurait pour un château de cartes - pyramides liquides: vertiges figés, réitérés sans cesse.

Peinture du surgissement et de " l'empêchement ", comme le disait Beckett des frères Van Velde, du recommencement et de l'éclatement - sas de l'un à l'autre. Passion solitaire, tension continue qui articulent plastiquement l'image du dénouement avec celle du dénuement - quelle que soit la profusion des effets.

Mais le mot-clé des tourbillons cassés de cette peinture naissante, Suzanne Obrecht y revient toujours quand elle parle de "mouvement ascendant". Plus la peinture monte, s'accumule sur la toile, et plus le regard s'y enfonce, comme aspiré en elle - en haut.

D'où vient que me reviennent souvent à l'esprit quand je songe à ces toiles les thèmes surréalistes de la beauté explosante-fixe, du signe ascendant et de l'infracassable noyau de nuit? L'ombre portée de l'expérience romantique est polymorphe, clignotante et infinie ...

II. Loin du comme ou presque

Comment se fait-il que cette toile m'évoque telle oeuvre de Miro, cette autre certains aspects du futurisme italien, cette autre encore un tableau de Claude Georges ? - Ça n'a pourtant rien à voir et la forte unité de style me le rappelle qui rapporte cette suite à une main, un corps, un sujet singuliers. Sans doute cela tient-il uniquement à la contingence d'un assortiment de couleurs un instant allusif. Peinture palimpseste pourtant qui, si elle ne se souvient pas explicitement, me remémore d'anciens regards, repassant elliptique sur des pas effacés - pas si effacés que ça, du coup.

Les dieux bégaient quand les hommes tracent leur décision. Mais les premiers, et c'est leur perte, rient encore d'eux-mêmes et de l'aveuglement ébloui des seconds. Etrange malgré tout comme la peinture peut être affaire de surimpression. Un tableau ne tient jamais que de rejouer toute la peinture - au moins. Qui fera l'histoire de cette relance éperdue, nécessaire et qui défait aussi toute référence ?

Christian Bernard, le 12 mai 1982.

 

 

 

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